Taxer l’économie numérique: mission impossible? Une entrevue avec Ivan Ozai

by Dec 6, 2019

Ivan Ozai

Avec la montée en puissance d’entreprises multinationales carburant aux données d’utilisateurs qui se trouvent partout dans le monde, la nouvelle économie numérique pose un certain nombre de défis fiscaux. Leur activité dématérialisée semble difficile à intégrer dans le système de droit fiscal international tel qu’il a été construit au début du 20e siècle. Plusieurs pays font pression sur l’OCDE pour que l’organisme fasse des recommandations. Le point sur la situation, les défis et les pistes de solution avec Ivan Ozai, Tomlinson fellow et doctorant à la Faculté de droit de l’Université McGill et doctorant boursier au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM).

Amandine Hamon : Depuis quelques mois, on parle beaucoup de taxer les GAFA. En quoi la numérisation de l’économie est-elle un problème pour le système de droit fiscal international?

Ivan Ozai : Aujourd’hui, c’est probablement le plus grand défi auquel fait face le droit fiscal international. Il vient du fait que les règles en vigueur ont été établies dans les années 1920. On a pensé le système de droit fiscal à une époque où les multinationales avaient des activités économiques principalement physiques : on détermine dans quel pays une entreprise doit payer des taxes en se basant sur sa résidence, soit où se trouve son siège social, mais aussi les lieux où elle a des activités physiques comme des usines, des entrepôts ou des bureaux.

Aujourd’hui, dans le contexte de la nouvelle économie numérique, on voit émerger de plus en plus d’activités économiques dématérialisées. Il est de plus en plus courant pour une entreprise d’avoir des activités économiques dans des pays où elle n’a aucune présence physique. Ces activités économiques, souvent très rentables, ne sont pas prises en compte par le système de droit fiscal international. C’est là tout le problème. Si une multinationale a un immense marché d’utilisateurs dans un pays sans y avoir de présence physique, ce pays ne percevra aucune taxe sur les revenus générés par l’activité économique de la multinationale.

A.H. : Le problème est donc d’abord structurel, puisque les règles actuelles du droit fiscal international ne coïncident pas avec les modèles d’affaires de ceux qui sont en train de devenir les joueurs majeurs de la nouvelle économie. Que peuvent faire les gouvernements?

I.O. : C’est en effet le problème. On suppose qu’un pays doit percevoir des revenus fiscaux de la part d’une entreprise qui y tient son activité économique parce que c’est plus facile à appliquer. Comment faire payer les multinationales si elles ne sont pas présentes sur le territoire? Il n’existe pas, actuellement, de système de coopération fiscale internationale qui permettrait à un pays de faire appliquer ses lois fiscales par un autre pays. Nous n’avons pas encore de solution.

L’un des exemples de modèle d’affaires qui posent problème en ce moment est celui, très rentable, de l’entreprise américaine Facebook. La multinationale tire des profits grâce à des utilisateurs qui ne paient rien pour accéder aux services de la plateforme. La logique distributive du système du droit fiscal international voudrait que les pays où se trouvent ces utilisateurs perçoivent des revenus fiscaux de la part de ces entreprises. Pourtant, les règles ne le permettent pas, puisque les utilisateurs ne sont pas un facteur déterminant l’imposition de l’entreprise. D’ailleurs, c’est pour cette raison que la France a entrepris de créer la fameuse « loi sur les 3% », surnommée « taxe GAFA », en juillet 2019. Le texte de loi souligne l’importance de l’utilisateur dans la création de la valeur.

A.H. : En annonçant la loi sur les 3%, le premier ministre français indiquait que cette mesure ne s’appliquerait que jusqu’à ce qu’une solution soit trouvée par l’OCDE pour coordonner une action au niveau international. Est-ce seulement possible?

I.O. : Ils le pensent, et on dirait que l’OCDE essaie de produire une sorte de miracle. L’OCDE s’est engagée dans la réforme du droit fiscal international à la suite de la crise financière de 2008, quand de nombreux pays ont démontré leurs inquiétudes par rapport au manque de revenus fiscaux. C’est la raison pour laquelle le Cadre inclusif sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert des bénéfices, surnommé BEPS, a été mis en place avec la collaboration d’environ 130 pays et présentant quinze priorités pour lutter contre l’évitement fiscal. Mais on y mettait peu l’accent sur les problèmes liés à l’économie numérique, alors que cela devrait être mis au premier plan!

Cet été, l’organisation a enclenché un processus de consultation publique pour trouver une solution, alors qu’il fait partie des discussions depuis 2013. Initialement, ce sont les pays de l’Union européenne qui ont soulevé l’urgence du problème et qui ont commencé à faire pression sur l’OCDE, en avançant qu’en l’absence de solutions concertées, ils mettraient en place des mesures unilatérales. C’est exactement ce que fait la France, avec effet immédiat, comme d’autres pays dont l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, l’Italie, l’Espagne, la République tchèque, la Pologne et la Slovénie, mais aussi des non-européens comme l’Australie. Et c’est maintenant que le Secrétariat de l’OCDE décide d’accélérer les choses en publiant un document dans lequel il présente le nouveau plan.

A.H. : Les publications récentes de l’OCDE semblent envoyer le message que l’organisation a entendu les préoccupations de ses membres. Les annonces mèneront-elles à des actions concrètes?

I.O. : En mai, on pensait que nous allions assister à une révolution. Dans a feuille de route publiée le 31 mai, l’OCDE semblait lancer un plan qui changerait la façon dont nous voyons le droit fiscal international. Ils ont d’abord publié trois propositions dont devaient discuter les différents joueurs, pour finalement accoucher d’un document de synthèse intitulé « approche unifiée » qui ne prend pas tellement en compte les multiples contributions.

En réalité, tout le monde savait dans quelle direction l’OCDE allait s’engager, soit mener une action qui ne change pas trop les choses. Il s’agit d’une approche qui créera des frustrations chez les acteurs qui s’attendaient à des changements plus radicaux. De mon point de vue, à quelques exceptions près, rien ne changera et une très petite portion des revenus des entreprises numériques seront affectés par les réformes.

A.H. : En octobre, le Secrétariat de l’OCDE a publié sa proposition pour faire avancer les négociations internationales vers un consensus. Un accord final devrait être présenté à la fin de l’année 2020. À quoi ressembleront les nouvelles règles?

I.O. : Ce n’est pas encore clair, mais l’idée qui se dessine est que ce sont les pays où ont lieu les ventes qui percevront les revenus fiscaux. La nouvelle approche met en avant ce qu’elle appelle la « nouvelle règle du lien », qui repose sur les ventes des entreprises sans condition de présence physique. On parle des entreprises qui génèrent des revenus en fournissant des produits de consommation ou des services numériques et qui entretiennent une relation étroite avec les consommateurs. On met donc l’accent sur le marché de consommateurs, on parle de la « juridiction de l’utilisateur ou du marché ». Ce sont bien des utilisateurs et non des consommateurs… Nous verrons ce que contiennent les nouvelles directives lorsque l’OCDE publiera le résultat des consultations.

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Auteures

Ivan Ozai est Tomlinson fellow et doctorant à la Faculté de droit de l’Université McGill. Il a été doctorant boursier du CÉRIUM à l’automne 2019, chercheur visiteur au Bureau international de documentation fiscale (IBFD) à Amsterdam et au Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale (CIGI), et chercheur affilié à l’Université Wilfrid Laurier à Waterloo. Ses recherches actuelles portent sur le droit et la politique fiscale, la gouvernance et la philosophie politique. Actuellement membre du Conseil scientifique de la Revue de droit public contemporain, il a été juge de la Cour de l’impôt au Brésil, responsable de la Direction des décisions en impôt du Ministère des finances de l’État de São Paulo et directeur fondateur du Centre de recherche en fiscalité à São Paulo. Avant ses nominations gouvernementales, il a travaillé comme avocat et conseiller fiscal.

 

Amandine Hamon est étudiante à la maîtrise en études internationales à l’Université de Montréal, stagiaire au CÉRIUM et recherchiste à l’émission Arrêt sur le monde.